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MDE 30 mars 2021

HAÏTI: DÉCONSTRUIRE LES MURS PERSISTANTS

Pendant que le monde avance à grands pas sur certains gros dossiers, comme par exemple la technologie qui joue en effet un rôle clé au cours de la pandémie COVID-19, et se montre très préoccupé par le changement climatique, Haïti reste bloqué depuis plus d’une soixantaine d’années, pour ne pas dire depuis l’assassinat en 1806 de l’Empereur Jean Jacques Dessalines (Père de l’indépendance d’Haïti, 1e janvier 1804). La valeur de l'indice de développement humain (IDH) d'Haïti pour 2019 était de 0,503. Ce qui place le pays dans la catégorie de faible développement humain, donc le positionnant à 169 sur 189 pays et territoires1. Le pays a un PIB par habitant de 820 $ US et un ratio dette/PIB qui est passé de 31% à 33,2%2 entre 2017 et 2018.

 

C’est également un pays très vulnérable aux catastrophes naturelles. Selon le World Risk Index (WRI)3 qui prend en compte l'exposition aux événements naturels extrêmes et calcule la capacité d'un pays à faire face, Haïti est l’un des trois pays au monde (avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et le Cameroun) à
avoir un niveau «Très élevé» sur chacun des cinq indicateurs composant l'indice, à savoir l'exposition, la vulnérabilité, la susceptibilité, le manque de capacité de réponse et d'adaptation. Globalement, Haïti est classé 22e pays le plus à risque dans le rapport WRI 2020, particulièrement alourdi par sa vulnérabilité (15e) et son manque de capacité à réagir (10e) et à s'adapter (9e). 

 

Se basant sur ces éléments, Haïti est toujours présenté comme un pays pauvre, sinon le pays plus pauvre de l’hémisphère occidental. Si la population vit certes dans la pauvreté, Haïti n’est néanmoins pas un pays pauvre. Il a une forte potentialité en termes de jeunesse, d’espaces sous-valorisés, de microclimat pluriel permettant de cultiver toute une diversité de produits naturels, un sous-sol riche en ressources naturelles, de l’eau qui se jette à la mer au lieu d’être utilisée, une culture vivace, un artisanat diversifié, du soleil et de l’énergie éolienne en abondance, des kilomètres de côte peu ou sousvalorisés, un système de fortifications unique dans la Caraïbe, tout comme une biodiversité qui pourrait être la plus riche de la région, voire faisant partie des 34 hot spots de la biodiversité mondiale, un capital humain vivant à l’étranger, sans faire abstraction des belles têtes qui restent au pays, etc. Tout cela et d’autres atouts particuliers non cités ici suffisent à hisser le pays vers un horizon meilleur.

 

Aussi faudrait-il qu’on élucide les causes du blocage, tout en optant pour une grille d’analyse holistique, anthropologique et psychosociologique pour un changement de paradigme. Tout d’abord, le paiement de l’indemnité exigé par la France pour reconnaitre l’indépendance d’Haïti et le blocus qu’il a connu dès lors sur le plan politique et économique ont pesé et pèsent aujourd’hui encore très fort. A cela s’ajoutent d’autres facteurs exogènes, comme la politique internationale en Haïti qui se veut ou parait
être à la fois une sanction qui se poursuit tant pour minimiser, banaliser ou occulter un fait historique que pour mieux asseoir en même temps l’idéologie sémitique dont Gobino4 est l’un des défenseurs.

 

Blocage social et environnemental


Malgré leur pertinence et leur poids, ces faits ne suffisent cependant pas à expliquer la situation d’Haïti. Notre comportement longtemps rythmé sur l’opposition plus conflictuelle que constructive mérite une attention particulière. Tout est radicalement politisé et très peu est problématisé comme cela devrait l’être. Ce qui a fait dodiner le pays davantage de coups d’état à transition, que de gouvernements légitimes qui terminent leur mandat et font une passation de pouvoir normale à d’autres gouvernements démocratiques. Le peuple haïtien parait incapable de vivre et de faire ensemble, voire de dialoguer pour poser les vrais problèmes et le jalon de la refondation d’Haïti. La parole libérée au lieu d’être un atout pour nourrir des débats approfondis et critiques, se fait davantage vulgaire et devient même une bamboche démocratique sans frontière, aidée par une catégorie de médias à sensation et par les réseaux sociaux. La plaidoirie ou la rhétorique prend fort souvent la tonalité ou une allure martiale pour impressionner, dominer ou bluffer. Les belles architectures sont restées cachées derrière des murs à la fois pour priver les curieux de la jouissance du beau, pour signifier la distance sociale qui existe, donc la frontière ou l’isolement de l’un par rapport à l’autre.

 

La montagne accouchera toujours d’une souris, en l’absence de rapprochement social valorisant et de dialogue politique sincère, sans préjugé et agenda caché. Ainsi, des temps politiques très mouvementés et des positions extrémistes, couplés aux chocs naturels, produisent un cocktail qui retient globalement le pays dans un marasme économique et en particulier la majorité de la population dans la privation de ses droits fondamentaux, pendant qu’une minorité vit dans une opulence scandaleuse sans pouvoir offrir, être ou représenter une alternative capable de mettre efficacement le potentiel précité en valeur pour opérer un virage et un saut qualitatif.


Le milieu rural subit une double désertification, écologique et sociale, poussant le paysan à suivre sa terre jusque dans les villes. Celles-ci deviennent le véhicule et l’expression même de ce blocage, visible à travers une inégalité sociale criante, la bidonvilisation, la mauvaise gestion des déchets, le commerce informel qui envahit et obstrue les rues et trottoirs, des pierres, des carcasses et des pneus enflammés formant des barrages qui interdisent et rendent dangereuse la circulation, l’insécurité, le kidnapping et des manifestations violentes qui font des dégâts matériels et des pertes en vies humaines, etc. Le relief très accidenté du pays aurait-il alors une quelconque influence sur la psyché collective, de telle sorte que les expressions « derrière les mornes, il y en a d’autres » et « deux montagnes ne se rencontrent jamais » méritent une intelligibilité sociologique. En quoi d’autres facteurs naturels, endémiques à notre territoire, agissent-ils comme une mystique dont le pouvoir de faire notre bonheur
ou notre malheur dépendent de notre comportement ? Voilà de nouvelles pistes à creuser, dont les dessous et les effets pourraient nous renseigner sur nous-mêmes, autant que le fait colonial qui flirte
déjà avec notre génome.


Conditionnement mental


Notre société hérite d’un traumatisme historique profond qui, malheureusement, n’a jamais été traité ou purgé dans un langage goethien, qui plonge le peuple haïtien en général dans le déni, l’amnésie, la résignation et le mimétisme. N’est-ce pas Jean Price Mars qui a dénoncé, dans « Ainsi parla l’Oncle, 1928 », le bovarysme collectif de l’élite haïtienne. Le peuple haïtien s’enfonce en cascade dans des crises à répétition qui le rendent inapte à progresser et qui le poussent à culpabiliser ou à blâmer l’autre au lieu de s’assumer, de se responsabiliser et de prendre ensemble les bonnes actions pour sortir de l’ornière. Les générations actuelles restent trop longtemps à rouler sur l’autoroute du chaos, loupant l’un après l’autre des virages vers un monde meilleur. Elles ont raté par exemple : 1986 (départ du Président Jean-Claude Duvalier), 1994 (retour du
Président Jean Bertrand Aristide), 2010 (tremblement de terre), 2012 (Petro Caribe), etc. Elles n’abordent pas les problèmes de manière pragmatique, pour les convertir en opportunités.


Haïti atypique


Le corona virus frappe le monde entier. Le cas haïtien parait atypique. Mais, nos déchirements politiques nous empêchent d’apporter une réponse conséquente. Nous sommes en train alors de rater, malheureusement, une rare opportunité de servir une fois de plus solennellement l’humanité, comme l’ont fait nos ancêtres en 1804, qui ont écrit et laissé pour la postérité une belle page de l’histoire universelle au même titre, si non mieux par son humanisme et à d’autres égards, que les révolutions
américaine et française.


Tout en reconnaissant les efforts déployés par le gouvernement haïtien, les vraies questions à poser et à répondre sont : pourquoi malgré la faiblesse du système de santé, l’imprudence viscérale de la population en général et le niveau de promiscuité qui existe dans différents espaces, comme les fêtes de fin d’année, le carnaval et les manifestions des rues, et malgré l’absence d’une campagne de vaccination, la catastrophe annoncée ne s’est jusqu’ici pas matérialisée en Haïti ? Qu’est-ce qui a joué
favorablement dans le cas d’Haïti et dans quelle mesure sa vraie connaissance pourrait servir le monde, l’humanité toute entière ? L’État, l’Université, les Centres de recherche, différents spécialistes doivent se mettent ensemble pour élucider ce mystère énigmatique.


Miser sur la psychosociologie
En ce moment où la santé mentale fait l’actualité dans le monde, il est important pour Haïti d’en faire l’expérience à grande échelle. Autrement dit, il devient important de combler un double vide qui pourrait l’aider à changer de paradigme. Le pays a en effet un urgent besoin d’une société nationale de sociologie et de psychologie, pour contribuer tant à décortiquer les grands problèmes sociaux qui s’entrechoquent sur l’échiquier politique, qu’à expliciter les réflexes et les enjeux qui ponctuent le
langage et guident le comportement du citoyen ou le positionnement du politicien. Il faut questionner profondément le réel social, du plus simple apparemment au plus complexe, pour déconstruire des murs persistants derrière lesquels l’Haïtien se cache pour se distancier l’un de l’autre, pour comprendre aussi pourquoi il n’arrive pas à bien gérer ses désaccords, alors qu’il prétend aspirer à l’idéal démocratique, et pourquoi il n’arrive que très peu à investir ensemble dans des projets capables de faciliter ce saut qualitatif et de créer l’espérance.


Conclusion
Nous sommes seulement à une décennie pour accomplir les grandes actions identifiées dans le Plan Stratégique pour le Développement d’Haïti (PSDH), visant à faire d’Haïti un pays émergent d’ici 2030. Il faut une cure de désintoxication tant des contentieux historiques que des mauvais modèles qui empoisonnent le « vivre et faire ensemble », dont la plupart viennent des fourgons de l’étranger, et sont propulsés par des acteurs locaux qui ne jurent que par leur seul bien-être. C’est un esprit patriotique et
démocratique qui devrait guider le grand dialogue inclusif pour une autre Haïti qui renaitra de ses cendres. Malgré nos différences et nos différends, nous devons travailler ensemble, tout en nous laissant guider par cette phrase de Dany Laferrière : « L’amour permet de déplacer le regard de son propre nombril vers le visage de l’autre pour comprendre que celui-ci n’est pas un ennemi qu’il faut vider de sa propre substance ».


Abner Septembre, Ministre de l'Environnement
Sociologue et Chercheur en Sociogronomie
@ Port-au-Prince, 28 mars 2021